lundi 9 mai 2011

Indulto


INDULTO

(Théâtralisation rouge des mondes clos)


SOUVENIR : TORO DE FEU       

L’immensité verte dans la brume, la neige au sommet des montagnes, volcans en sommeil, monstres endormis, et les bras bleus d’un fleuve rugissant. Et plus loin, plus haut, ailleurs, hors des villes, entre le réel et le rêve, des hommes, des femmes, graves, et l’attente. Toro muerte, groupement de collines. Plusieurs milliers de mètres carrés de pétroglyphes. Des gravures à perte de vue sur des rochers rougeâtres sans cesse harassés par le vent, regarde, Manolo, les gravures. Regarde le serpent, le poisson, le renard. Le ciel est un désert inversé, blanc, dangereux, fer contre fer, brûlant comme un dard. Dessins mystérieux sur la pierre morte, signes, points, lignes. Regarde, Manolo, tu vois le renard ? Grattures de couteaux. Que devrais-je voir ? Un patchwork de sacs de couchages, jaunes, orange, noirs, roses, rouges, des trépieds piqués sur le roc, la longue-vue de mon père, regatón essayant en vain de percer les nuages, çà et là quelques caméscopes. Leur bourdonnement rauque, peut-être. L’ouverture en zoom d’un œil noir. Mais ces bourdonnements, ces zooms, ne m’importent pas. Ce que j’entends, c’est le grondement des hommes ; ce que je sens, c’est la sueur des hommes, l’énervement des hommes, je sens leur hâte. Assieds-toi, tu as soif ? Mets bien tes lunettes, Manolo. Ma mère inquiète, toujours inquiète, et mon père pressé qui rejoint le groupe des hommes – nous abandonne, comme toujours, s’éloigne. Tu vas voir, Manolo. Dans les bras de ma mère, serré contre ma mère, l’odeur de la peau de ma mère, le soleil cassé qui décline. C’est l’éclipse, Manolo, c’est la lune qui cache le soleil, la lune qui le mange, tu vois l’éclipse ? Arequipa, Pérou, 3 novembre 94. Le jour de la défaite de la lumière. La lune la mange. La terre gronde, loin, j’entends des cris. Le ciel, devenu violine, s’obscurcit. En me retournant, je vois le soleil. Le soleil comme un diadème, posé sur le grand front d’une bête noire. C’est un taureau, Manolo, regarde comme il est rapide, comme il court. Il galope vers nous. Je n’ai pas peur. Il va nous tuer, tous, et le soleil aussi. Le soleil entre ses cornes… mais je n’ai pas peur. Je le regarde en face… et dans mon cou, je sens me traverser comme une pique le tout premier enraidissement, la première vraie douleur : une contracture fulgurante. Je suis paralysé. Ma nuque se fige.


Je n’avais que deux ans, le jour de l’éclipse, et mon père m’assure que je ne peux rien me rappeler, que j’ai dû reconstituer ce puzzle d’images avec des récits. Que je confonds les lieux, que je confonds les temps – que je confonds les faits. Il dit ça, mais je sais que c’est faux. Il dit aussi que je n’ai certainement pas eu mal, pas à cet âge-là, pas si tôt. Et que le taureau ne portait pas le soleil, que ce taureau, je l’ai vu à une féria, et non le jour de l’éclipse ; et qu’il avait une boule de feu accrochée entre ses deux cornes, que le feu avait ensuite pris sur son corps, que c’était hors de ma vue, mais que ce n’était pas beau ; qu’une bête qui brûle, ça ne l’est pas.

Ma mère, elle, m’a dit que le seul évènement dont j’avais reparlé, non seulement une fois mais plusieurs, en revenant à sept ans en Espagne, c’était un condor que les Indiens avaient attaché à une vache blanche. Mais je ne me souviens pas du condor, ni des Indiens, ni de la vache blanche.

Je me souviens de l’éclipse, et du taureau noir.

Et de la première aiguille dans mon cou.

Regarde, Manolo, regarde comme il court, le taureau, comme il court, et comme la lune te mange.


DANS MON CORPS UNE GUERRE SANS MERCI

Depuis le jour où je suis né, mon corps est le terrain d’une bataille. Une vaste tectonique des plaques osseuses : mes muscles, mes tendons, mes ligaments se solidifient – se chevauchent, se repoussent, se forent de nouveaux chemins, s’entrecroisent. Les mouvements sont lents, les affrontements douloureux, les trêves courtes. Des petites zones de mon corps gonflent, rougissent. L’inflammation est toujours le signe qu’un nouveau conflit se prépare. Une guerre cellulaire, microscopique, dont les interstices sont les failles et les ossifications les poussées.
La cause de mon mal est connue : un gène défaillant ; il a même un nom, l’AVCR1. Et, depuis quatre ans, ce mal a trouvé un remède – mais, pour moi, il est venu trop tard. Arrache-t-on une tortue sans la tuer à sa carapace ? J’ai passé toute mon enfance à éviter les secousses, les élongations, les moindres chocs. Maintenant, à quoi bon ? Mon squelette a gagné la guerre ; il ne lui manque plus qu’une encornade, s’il est certero, pour m’achever.

AFICIÓN 

La seule passion qui me tient debout – ou assis, devrais-je dire – est l’afición : cet amour étrange, tordu, incommunicable, pour le face à face entre l’homme et le taureau.
Si je m’assois dans les gradins, ce n’est pas pour regarder le combat d’une bête, son agonie, mais la danse d’un homme autour de sa propre mort, poussée et repoussée sans cesse, et vaincue. Je me moque que le taureau soit un Romero ou un Miura. De ma tribune, en haut des gradins, c’est à une chorégraphie que j’assiste – ou du moins c’est une chorégraphie que je vois. Un paso doble entre l’homme doré, droit et raide, et la muleta rouge qui frémit, un flamenco au cours duquel officie une danseuse invisible, prêtresse éphémère vêtue de soleil, de pleurs, de cris et de sang et fouettant de ses volants la poussière qu’elle fait surgir du sol, comme une bête furieuse, un homme triomphant, à coups de talons, avec rage. Un tango, duo d’amour et de mort – pas glissés, fixité des regards, voltes, reculs soudains, flexions des corps, fil invisible que ne rompt que la fin de la magie, de la lidia, quand le taureau s’effondre sur le sable et que l’homme ne garde, en guise de mémoire, au centre d’un nuage de mouchoirs blancs agités par une foule en liesse, que des bouts de lui – oreilles, queue – trophées dérisoires qu’il promène dans sa vuelta.

Pendant quelques instants, quinze, vingt minutes, la corrida m’offre une bulle de grâce. Je deviens le danseur, moi aussi. Je suis le meneur de la danse. Le maître de la vie – de la mort.
Je suis le public – olé, bronca, huées, applaudissements –, mais surtout je suis l’homme. Je suis l’homme par le biais de sa représentation théâtrale, l’homme qui à genoux, attend le taureau, je suis l’homme qui l’appelle d’un cri, heyyy, l’homme qui, immobile, impassible, à quelques centimètres de la charge, gonfle le torse.
Et d’un regard, d’un seul regard, je suis la course folle de la bête, et le frôlement dangereux des deux corps. Je suis le fil entre eux, qui jamais ne se rompt. Je suis l’éloignement fait de défi. Je suis la peur qu’on tient à distance.
Je suis l’homme – et l’œil en même temps.
La vie, et la mort.
Le cercle.
Le drame.

L’afición  n’a rien de réel. Elle fait semblant d’aimer la mort. D’aimer la lutte. D’aimer les dés pipés d’avance – parce qu’ils le sont, plus ou moins, toujours. Elle aime ce spectacle qui rassure l’homme sur sa propre puissance en voyant la puissance d’un autre homme mise en scène, le rassure sur le courage qui lui fait défaut, sur l’invincibilité dont il rêve – sur la supériorité qu’il n’a pas. L’afición  tient debout les malades dont la force ne peut venir que d’autrui. Leur susurre : tu mènes la danse, alors même que tout leur corps hurle. Leur offre, au prix de mille sacrifices – joués, rejoués –, l’illusion, le mensonge, qu’ils ne mourront pas.

Je n’ai plus de force en moi-même. Qu’on me joue ma victoire et qu’on me mente, je l’accepte et même, j’en redemande. Et qu’un taureau meure pour que je vainque… n’est-il pas qu’une bête, après tout ? Une bête qui joue ma Mort. Et que je tue et re-tue. Chaque fois.


J’avais sept ans et le corps déjà tordu lorsque nous sommes revenus en Espagne. Mon dos ne ressemblait plus à un dos. J’avais vu les photos qu’en avait prises le docteur – des photos carrées, froides, cliniques – et je savais que ça n’y ressemblait pas.
La douleur était sourde, continuelle, avec des pics inflammatoires tels que je mordais, pour ne pas crier, le coin d’un coussin ou mes draps. J’avais, pendant des heures, voire des semaines, l’impression de ne plus vivre. J’étais prisonnier de ma souffrance. Je flottais en elle, dans un monde blanc, cotonneux, instable ; un monde de nausées et de vertiges… je ne faisais que glisser sans cesse, comme dans un paquebot chahuté, d’un côté ou de l’autre de mes algies.

Dès que la douleur diminuait, je me souvenais du Pérou, de ses maisons lumineuses faites d’une pierre volcanique très blanche, des petites routes pavées, sinueuses, ocres, des flèches ouvragées des églises, des petites boutiques multicolores, des grandioses demeures coloniales.
Et puis de Misti, au loin. Misti le volcan. Six mille mètres.
Et du musée de la petite Juanita. Regarde, Manolo, la petite fille. Petit cadavre assis, recroquevillé. Cette chose, une petite fille ? Oui, une petite fille. Une petite fille de douze ans. Juanita.
Juanita. Son histoire. Une histoire de sacrifice et de colère. Les Incas enlevaient des dizaines d’enfants à leur famille. On les sélectionnait, comme les taureaux, parce qu’ils étaient gracieux et de belle caste. Ils étaient élevés pour, un jour, être jetés du haut d’une montagne. C’était un honneur, d’être sacrifié. C’est ce qu’expliquait la pancarte. Pour ces enfants, c’était un honneur.

Elle était donc heureuse, Juanita.
Je me souvenais d’elle, toute petite, de son corps gelé, de sa peau marronnasse. La pancarte dit que son sacrifice a fait d’elle une déesse, aussi puissante que le Grand Inca, a dit maman.
Une avec la terre et le magma.


On pourrait croire que les meilleurs matadors toréent les animaux les plus dangereux, mais c’est le contraire : on leur réserve, dans les arènes, les bêtes les plus faciles, les plus douces, aussi, en général.
Parce que – disent les aficionados de l’Homme, de l’homme théâtralisé – c’est plus « beau ».

Le jour anniversaire de mes quinze ans, mon père m’a emmené à la plaza de las Ventas del Espíritu Santo, dite plaza de Toros, de Madrid. Un immense édifice ocre ceint de hauts murs comme un château fort médiéval, un fronton fermé, solennel, des parements de brique ocre et d’azulejos, et à l’intérieur des murs… rien. Rien que le vide à perte de vue, ou presque. Un vide fait pour être investi, comme le vide de toutes les scènes de théâtre. Une arène de soixante mètres carrés, ronde comme un iris, et des gradins. Plus de vingt mille places, de trois sortes, selon leur emplacement : les Sombra, les Sol y Sombra, et les Sol. Pour ne pas m’éblouir et m’éviter la bousculade, mon père avait acheté des places « Ombre ».
Je me souviens avoir traîné la moitié droite de mon corps – la gauche, elle, étant déjà raidie – à travers les rangées de sièges rouges, et croisé, tête de traviole, le regard gêné ou goguenard des gens.
– Tiens, assieds-toi, m’a dit mon père.
Il assistait mes mouvements de bascule, me retenait par les aisselles et le torse, m’entourait sans peine de ses bras. Je n’étais pas plus gros qu’une petite poutre – et des poutres, étant artisan, mon père en soulevait chaque jour des tas. Je ne lui faisais pas peur, à mon père. Tout ce qu’il demandait, c’était qu’on respecte ses fréquentes envies de solitude. En ce sens, il craignait bien plus ma mère – son inquiétude, sa jalousie, ses colères mémorables – que moi… Mes parents se disputaient sans cesse ; de ma chambre j’entendais leurs insultes, les trilles suraigus de ma mère, les grondements étouffés de mon père, les bruits de vaisselle cassée (tiens, le vase de ta grand-mère ! et tiens, ton Chablis, ton Château Latour, et ton Glen Turner dix-huit ans d’âge !)  et les longues litanies de reproches : à quelle heure mon père était-il rentré ? depuis combien de temps cela durait, et avec quelle putain se cachait-il ? et est-ce qu’il pensait un peu à elle ? est-ce qu’il se souciait seulement de moi ?

Ensemble, mes parents n’étaient pas heureux. Lorsque j’ai eu vingt ans, ils ont décidé de divorcer. La procédure a pris un an. Séparés l’un de l’autre, ils se sont épanouis, au final.
Mon père a acheté des pieds de vigne. Ma mère, a ouvert une boutique de vêtements dans le quartier homosexuel de Chueca, dans la très chic rue Hortaleza, et s’est mise en couple avec une femme.

Entre temps j’ai assisté à plusieurs dizaines de corridas – la plupart du temps avec mon père. J’ai vu deux chevaux se faire éventrer. J’ai vu dix taureaux refuser de combattre et un autre, debout, obstinément, résister à plus de trente estocades. J’ai vu des tangos nerveux, rapides, d’autres lents, concentrés et graves, d’autres terre à terre et sanglants, des ballets de jeunes coqs impétueux et assisté à maintes novilladas qui m’ont laissé de plus en plus épuisé, nauséeux, et plus seul que jamais dans le cocon étouffant de ma solitude et avec ma souffrance d’homme qui veut croire que tout n’est que jeu, jeu qu’il maîtrise – même la mort réelle, même les cris du taureau, même les coups dans ses flancs, son dos, même le sang toujours plus rouge et toujours plus lourd qui s’échappe. Et même cette agonie « sur mesure » qu’on s’offre, nous les hommes, comme les femmes des manteaux de renard, de loup et de vison pour les couvrir – croient-elles –  d’une beauté qu’elles n’ont pas ou plus, et des illusions qui leur échappent. On prolonge tous, à n’importe quel prix, cette sensation d’échapper un an, deux ans, dix, trente, à la nudité inévitable : celle du malade sur son lit de mort, et du mort qu’on couche sur son drap.

Et c’est pour cela, cette illusion, que des poulets s’entassent dans des cages, qu’on ouvre le torse de babouins, le crâne de chats, le ventre des ours et que l’on traîne des éléphants de ville en ville et des coqs pour qu’ils se combattent. Que l’on pousse des hommes aux frontières. Que l’on exploite des gamins, histoire qu’ils fabriquent nos baskets ou trient les déchets dont on ne veut pas. Qu’on assèche les rivières de l’Inde pour se repaître de pubs de Coca-Cola.

On se ment et d’autres en payent le prix.


De plus en plus j’ai vu s’affaler, à peine expulsés de leur toril, des toros braves dont la seule bravoure, comme la mienne, consistait à tenir debout ne serait-ce que quelques minutes supplémentaires : drogués, mutilés, amoindris, désorientés par l’afeitado systématique, ils ne semblaient même plus se demander où ils étaient et ce qu’ils faisaient là. Au point que certains, de plus en plus faibles, n’étaient même plus capables de soutenir, dans le sable lourd de l’arène, leur propre poids.
J’ai pensé à mon propre corps – de plus en plus diminué aussi – et j’ai eu, plus d’une fois, envie de détourner la tête : ne plus voir ce spectacle, ces fantômes de toros, pathétiques… mais je ne peux plus tourner la tête ; ce simple mouvement, comme beaucoup d’autres, m’est peu à peu devenu impossible. Je me fais penser à la statue célèbre du torero Nimeňo II : immobile à jamais, le cou fléchi.
Même les aficionados ont commencé à critiquer ces toros sans trapio et ces corridas « simulacres ».
.

Le mundillo va mourir. Ce  monde qui ne vivait que de mettre, déjà, la mort en scène : la revêtait, comme le western, de codes travestis, de valeurs désuètes, de costumes et de décors de carton-pâte – pour que d’elle, chaque jour, renaisse le mythe. Comme dans ce dialogue crépusculaire entre le « pied-tendre » Ransom Stoddard et Maxwell Scott, le journaliste lyrique, dans L’homme qui tua Liberty Valence :
You're not going to use the story, Mr. Scott?
– No, sir. This is the West, sir. When the legend becomes fact, print the legend.
La corrida fait ça – au prix du sang, de la mort, elle fait ça : de mars à septembre, en Espagne, elle imprime dans l’arène la légende, construit le mythe, avide d’éphémère : se nourrit du réel – et de l’instant.

D’autres, eux, déshabillent la lumière. Impriment le réel, et non la légende.
J’ai vu leurs films – l’agonie des bêtes. Ces plans rapprochés sur des mufles rouges, des plaies ouvertes, des yeux terrifiés, des soubresauts d’agonie. Ces poignards qui fouillent le cervelet. Sectionnent la moelle osseuse. Le regard des toros – ces regards que le public s’offre le luxe, de loin, d’ignorer – ces cris qu’on fait mine de ne pas entendre. J’ai vu ces films, à la télé… et baissé les yeux.
Parce que, oui, le taureau souffre. Autant que je souffre, sinon plus peut-être.
Et parce que, oui, c’est insupportable.




Premier acte : Préparation.

Jour moins deux. Je suis dans la tribune. Côté ombre, dans les palcos. Assis, calé, tant bien que mal. Plusieurs fois, lors du paseo, les alguazils, les picadors, les trois toreros, y compris le petit Juan, dit Juanito, qui entre tête nue pour marquer son premier tour, et leurs peones m’ont fait signe.
Un signe moins discret que d’habitude, plus chaleureux, plus amical, et même étrangement respectueux : presque… oui, presque une sorte d’hommage.
Je fais partie des arènes, maintenant, partie intégrante, comme le sable rougi, les carreaux de faïence, le musée, les statues ou l’infirmerie. Ou comme le rythme du paso doble : ce rythme lourd, têtu, binaire, jumeau de la cadence sourde qui gonfle, une petite centaine de fois par minute, le seul muscle mobile de mon corps de pierre.

Oui, tous les acteurs vêtus de lumière de ce dernier paseomon dernier paseo – m’ont fait signe. Hey, Manolo, comment vas-tu ? Mais aucun ne m’a accordé en privé le cadeau que j’ai demandé à chacun, n’essuyant que refus sur refus – aucun, non, à l’exception du seul homme de tout le mundillo que je déteste : Enrique Ortega dit « Le Boucher ».

EL MATADOR

On l’appelle le Tueur ou le Boucher. Le Tueur torée depuis l’âge de neuf ans. Il est brusque et sans fioriture. Sa danse à lui : quelques gestes théâtraux pour la forme, quelques coups de menton, un haussement de ses épaules carrées, et la mort. Le Boucher tue – il ne torée pas.

C’est la première sensation d’angoisse, d’étouffement, qui m’a soufflé que le temps, peut-être, pour moi, comme pour la corrida, était venu : il est temps, plus que temps, qu’on s’éclipse ensemble, elle comme moi.
Cette scène que j’ai répétée, tout ce temps : l’entrée sur la piste, la première pique, la douleur, le combat, les banderilles plantées sous la peau, les vaines tentatives de résistance, l’appel entêtant de voix menteuses, les leurres imbéciles que l’on poursuit, la sensation d’être à bout de souffle, la chute à genoux, sans force, et, juste avant l’éblouissement, l’intolérable éblouissement, le souvenir de la prison : le toril et le long tunnel noir… Ensuite, le corps qui, d’un coup tombe, pas tout à fait mort… et ensuite ?
Ensuite la chute de la muleta… Et quoi : le vide… l’ultime vérité ?


J’ai commandé ma mort en Suisse. Une mort sans douleur – en quelque sorte lâche. C’est ce que dirait le public qui crie Olé ! par dessus le ruedo ensablé : lâche. Tous ces gens, autour de moi, qui regardent la souffrance sans ciller, me qualifieraient de manso si je leur dévoilais mon plan de fuite pour éviter le combat final.
L’enchaînement des actes est sensé être simple – et, si j’en crois le dépliant, fort doux. Un billet de train, un voyage, un trajet de quinze minutes en taxi (très exactement le temps d’une lidia), quelques papiers à signer, puis une piqûre… la dernière piqûre.
Le nom de cette course vers la mort, réservée aux hommes que la vie a estoqués mais qu’elle refuse d’achever, est : « suicide ». Et, en ce cas, plus exactement : « suicide médicalement assisté ».
Mais il paraît, puisque le traitement existe, que mon cas n’est pas « désespéré ». Il paraît que je peux encore vivre. Paralysé, difforme, à demi étouffé dans mon caparaçon d’os… mais mis à l’abri, pour toujours, de l’estocade : cette poussée osseuse qui pourrait me transpercer le poumon ou le cœur ou n’importe quel autre organe vital. Je peux suivre un traitement, le tout nouveau, tout beau traitement, et échapper à ce trop-là. Il paraît, selon le Comité d’éthique, sorte de jury de l’arène humaine et des marchands de bonne mort, que je peux vivre.
Non : que je dois.
Puntilla refusée.
Olé, Manolo. La course est encore devant, toute la course : un peu de courage.

LA DÉDICACE

La dédicace, dite brindis, est le cadeau fait à une ou plusieurs personnes, du tercio de mort et de sa finale.
Le cadeau du sang – de la mort.
Cinq ultimes minutes ; troisième acte.
On l’offre comme remerciement, comme honneur, comme gage de respect, d’admiration – comme preuve d’amour, parfois, aussi.

Certains, peu scrupuleux, l’achètent
Et d’autres la vendent : comme le Boucher.


Halètement bruyant.
Le toro est debout. Essoufflé.
C’est une bête maigre. Ventre blanc tâché de gris, flancs creusés, colonne vertébrale saillante, long dos noir.
Le petit l’a lidié avec grâce. Naturelles souples, circulaires lentes, manoletines. Il regarde le toro, et le toro le regarde.
Même de loin, même de biais, même fléchi, je vois le regard de ce toro : un regard fixe, sombre. S’il était humain – ne serait-ce qu’à demi, je dirais : grave. De cette intelligence qui fait défaut à beaucoup des spectateurs qui lancent dans l’arène chaussures et bouteilles vides en criant « laid ! laid ! », choqués que la vérité s’invite dans ce qui devrait n’être qu’un spectacle – furieux que ce taureau faible, et dont rien ne cache qu’il l’est, gâche cela.

Le gosse est vêtu d’or et de turquoise, et le drap rouge est replié sous son coude droit. Il paraît qu’on l’appelle l’étoffe des rêves. Mais cette étoffe, le toro l’ignore. Il a compris plus tôt que les autres la fonction de simple leurre de la muleta. Et le gosse aussi l’a compris ; d’un geste il se défait du carré rouge.
Et, l’épée à la main, s’élance.


Deuxième acte : jour moins un ; tercio de banderilles.

Elle s’avance avec un sourire. Elle sent le patchouli et le jasmin :
– Comment allez-vous, monsieur Vasquez ?
Je lui souris aussi et réponds :
– Bien, Iliana. De mieux en mieux. Et vous ?
Elle sort son matériel et rit :
– Eh bien, figurez-vous…
Je ne l’écoute pas. Je ne peux plus. J’ai mal dans tout le corps, et mes fesses puent. Elle commence ma toilette – mouvements rapides. Une chorégraphie énergique, simple, dépouillée de tout geste superflu.
– Vos escarres ne vous font pas trop souffrir ?
– C’est supportable.
– Je vais changer votre pansement de Biafine.
Il paraît que les taureaux se « reposent » lors du second tiers de la lidia. Qu’ils « récupèrent », même : c’est ce qu’on dit. Il n’y a pas si longtemps, cependant, on vrillait des harpons enflammés dans la chair des bêtes jugées les plus médiocres : les fameux toros mansos –« lâches ».
Iliana est pressée. Comme tous les jours, pressée. Il faut être efficace, faire vite. Elle me dit que la prochaine fois, elle lavera mes plaies « sous pression », avec une seringue 50 cc. Et qu’elle viendra avec l’autre petite – celle qui a un visage d’angelot et des nichons de matrone : Gala.
À mercredi, alors, monsieur Vasquez.
– Bon courage. Au revoir, Iliana.


TORO DE FEU

C’est curieux, la manière dont les souvenirs reviennent.
Cette façon dont, depuis quelques jours, comme a volapié, ils m’assaillent. Le toro de feu, celui qui brûlait : il n’était pas caché à mon regard.
Il y avait, sur mon visage, les doigts de ma mère. Les doigts et l’odeur de sueur, le goût du sel, l’odeur de nervosité et de poudre – cette poudre artisanale que s’achetait ma mère, et qui s’accrochait à ses mains… une odeur de pâte sablée et d’iris, à la fois chaude comme la terre et désincarnée, de l’ordre du frisson, du courant d’air, d’un ciel bleu lipide, presque trop parfaitement bleu, trop parfaitement lisse – comme du linge trop parfaitement propre qui finirait de sécher – sans âme.
Et à travers ses doigts, la tête noire de la bête, ses yeux brillants, paniqués, fous, et la boule de flamme. À travers les doigts de ma mère, au-delà de leur fragrance de terre, de grotte, d’église, de cire : le feu. Rouge sang, volcan, orange lave.
Le feu et les beuglements de la bête noire.
Ces cris que je ne poussais pas moi-même mais qui n’étaient rien d’autre que mon propre cri : la même sensation de déchirure, la même totale incompréhension, la même angoisse. Et la même peur panique.
Violente.
La même douleur atroce.
La même vision de gouffre.
Intolérable.


Un ethnologue et théoricien de la corrida, Julian Pitt Rivers, a écrit : « Si le matador n’arrive pas à immoler son taureau, rien de ce qu’il a accompli, et si bien qu’il l’ait fait, ne compte plus, il est totalement disgracié. Cela montre bien qu’il s’agit non d’un sport, mais d’un sacrifice. »

Suerte de muerte : jour J – dernier acte.

Il est plus petit, moins imposant que je ne l’imaginais.
Il se tient debout devant moi, immobile.

– J’étais derrière vous, l’autre jour.
Le jour de mon malaise, à Las Ventas, au moment même où le gosse – Juan – se jetait sur le taureau malingre.
– Je sais.
J’avais aperçu le Boucher au moment où il s’était penché, comme pris d’une diarrhée, en hurlant : le toro venait de soulever Juan, l’épée du gosse était tombée sur le sol…
– Le petit s’en est sorti.
– Je l’ai appris aussi.
Oui, je savais. On ne parlait que de ça : la bête avait regardé le gamin retombé accroupi près d’elle. Elle avait baissé la tête, gratté le sol, soufflé et puis, finalement, fait demi-tour. On aurait dit, a-t-on raconté, qu’il était humain. Plus humain que le public qui se repaissait de mensonge et de mort. De sa mort. Plus digne que beaucoup. « Le toro aux allures de Gandhi », avait même titré un journal.
–  La bête lui a donné son « indulto » , dit le Boucher.
Indulto. L’indulgence.
– Et qu’est devenu le toro ?
– Tué, bien sûr. Chez les bêtes, l’indulgence, les hommes considèrent ça comme être lâche. Il fallait qu’on le tue.
– Qui ? Le gosse ?
– Non.
Le Tueur baisse la tête.
– Il était trop mal en point. Deux côtes cassées. Puis le poignet droit.
– Qui l’a remplacé ?
Ortega ne répond pas. Je remarque pour la première fois ses cernes : il a l’air fatigué et las. Et puis il y a cette petite plaie sur sa joue, une vilaine petite plaie… récente.
Suis-je bête. Ils ont fait appel à lui, bien sûr. Lui le spécialiste des remplacements au pied levé, lui qu’on ne veut pas voir en tête d’affiche, lui dont nul n’apprécie le travail, mais qui sait si bien finir proprement celui que d’autres, blessés, affaiblis, n’achèvent pas.
El Matador : le terminator des bêtes – le Boucher.
– Quel était le nom du toro ?
– Islero.
Le nom de la bête qui avait encorné Manolete.
– Oh.
Je regarde le poignard, dans les doigts refermés d’Ortega. Je pense à ma propre mort. Au prix de ma propre peur, que tellement de bêtes ont payé.
– A-t-il…
– Souffert ? demande Ortega. Non.
L’arme, dans sa main. Ses gestes précis – comme ceux d’Iliana.
– En fait, si, ajoute Ortega. Quand j’étais jeune, j’ai été péon… j’ai achevé des centaines de toros. Vous savez, au fond, ils souffrent tous. On ne fait que fouiller le bulbe rachidien. Le genre de truc que personne ne détaille. C’est en coulisse, en quelque sorte, comme l’abattoir derrière le steak, ou comme les pattes de grenouilles qu’on bouffe pendant que le corps tressaute dans un sac. On ne veut pas savoir ces choses. La souffrance, la mort… on ne veut pas.

Il me regarde, un peu gêné. Je lui fais signe de continuer. Moi, je veux savoir – il est plus que temps.

– Moi-même je m’y suis repris jusqu’à quinze fois, poursuit Ortega, d’une voix plus douce, et pourtant j’avais l’habitude. Ça ne fait que les paralyser, mais leur regard… Leur regard vous suit… tout le long.
Il soupire et précise :
– Ils voient bien qu’on va les tuer… ils savent.
Tout à coup, je comprends. Je comprends dans ses gestes, dans l’arme avec laquelle ses doigts jouent, dans la liasse de billets qui gonfle sa poche… et dans ses yeux, aussi, ses yeux gonflés, cernés : il ne le fera pas.
– Je viens… Je viens vous dire de ne pas trop regretter, pour la Suisse.
Il me raconte un documentaire. Les tueries sordides, à la chaîne. La zone industrielle, barbelés, béton, escaliers glauques, où défilent chaque jour entre cent et mille « touristes de la mort », qu’ils visitent comme d’autres la Chine – à la seule différence qu’eux n’en reviendront jamais…
– Et aussi vous dire…
– Que vous ne me tuerez pas ?
– Non. Je vous demande pardon, mais… Je suis fatigué, j’en ai marre.
Avec un sourire de vieil homme, un sourire de bouche d’ombre, édenté, il me dit qu’Islero « était son dernier », et qu’il n’y en aura plus d’autre, même pour une fortune…
Pas même moi.

Quelques minutes plus tard, il s’apprête à partir.
C’est comme s’il avait pris vingt ans : son dos est tassé, ses épaules voûtées, ses mains tremblent.
– Ortega !
Il se retourne.
– Vous étiez le seul…
De l’index, je fais pivoter mon fauteuil. Ortega me regarde sans comprendre.
– Le seul à avoir accepté de le faire.
– Je sais.
– Pourquoi ?
Il ne répond pas. Se détourne.
– Ortega !
– Oui.
– Quand j’étais môme, j’ai vu un condor… Un condor attaché à une vache blanche. Des Péruviens avaient cousu les pattes de l’oiseau avec une grosse aiguille sur ses flancs. Puis j’ai vu un taureau brûler, aussi. Au Pérou, toujours. J’avais deux ans. J’ai vu sa tête fondre, comme une bougie, dans les flammes. Jusqu’au bout, il était conscient. Il criait. Il appelait. Il souffrait le martyre. Ça m’est revenu hier… Ses cris, son appel : je les entends.
Le Boucher hoche la tête.
– Ils faisaient ça aussi, dans mon village, à Medinaceli. Chaque second week-end de novembre. Ils le faisaient encore, quand j’étais petit. Ils mettaient à la bête de la térébenthine sur les cornes. Ils appelaient ça « le taureau de feu ». Un jour, j’en ai vu un qui chialait : un taureau, je veux dire, hein. Il chialait, je vous jure. Ça m’a marqué aussi, et pourtant…
– Pourtant, vous êtes devenu matador.
Le Boucher sourit :
– Oui, et même un bon matador, hein ?
– Oui, un bon matador.
Je le pense vraiment. Curieux comme on change… je le pense vraiment.
– Ortega !
Je ne peux m’empêcher de prolonger. Prolonger encore. Essayer.
– Oui ?
– J’ai peur. Je ne sais pas si…
Si je pourrai continuer. Le Boucher comprend, mais me tourne le dos.
– Adieu, monsieur Vasquez.
– Au revoir, Ortega.

Dans l’escalier j’entends son pas. Un pas lent, lourd – de bête fatiguée. J’ai envie de lui dire, pour le condor : toute la nuit, jusqu’au bout, il croyait pouvoir s’envoler. Avec le taureau, ou sans le taureau : le condor veut croire que c’est possible.

Mais c’est trop lourd, bien sûr, trop lourd.
Le toro gagne toujours... même s’il meurt.

Le toro de nos rêves. Le vrai toro, lui, est comme moi : victime d’une injustice aveugle mise en scène par les hommes – comme mon supplice l’est par la vie – mais aveugle. Et insupportable.

Je suis enfermé dans mon corps. Je suis prisonnier de mon supplice, des piques qui ne cessent pas de m’achever. Du manque de compassion des autres. Je comprends ce à quoi on m’a condamné – la vie, puis les hommes : à l’impuissance. L’affaiblissement, puis l’impuissance. La sensation de détresse – terrible.

Je paye toutes ces souffrances sciemment organisées pour que j’oublie, toutes ces années, la mort qui me gagnait, pique par pique. Voici que, maintenant, je voudrais tant mourir, et je ne peux pas.

Je suis entré dans la vraie arène : pas celle des étoffes rouges ni de la musique éclatante – non, celle du sable sous la tête lourde des bêtes souffrantes, de leur râle sans fin, et de leur mufle rouge. De leurs grands yeux affolés. De leur abandon au milieu de la piste, tandis qu’on traîne leur douleur atroce et leurs soubresauts que personne ne voit. Leurs pattes à jamais immobiles.

La détresse des lits d’hôpital.
Et je rêve, cloué en moi-même, que je cours sur la piste et que je les indulte. Et de centaines de bêtes qui s’échappent, libres. Et de l’odeur de l’air, de l’herbe. Du printemps.
 
D’une course qui ne soit contre personne.

De l’indulgence.
Oui, de l’indulgence.

Je déteste la corrida.

(c) images et textes Y.A.