dimanche 8 mai 2011

Appelez-moi une apasionada

« Dans le combat pour la vie, tout est prioritaire. »
Raoul Vanegeim
La nouvelle est tombée le jour même où l’on faisait résonner dans les rues de Paris, à l’attention de l’Europe entière, un appel à l’éthique, à la compassion, au respect de la vie. « Non aux animaux dans les labos », crions-nous jusque sous les fenêtres de Victor Hugo, joignant voix et combats à travers les siècles.
« Oui à la cruauté dans la culture », proclame en même temps le gouvernement.
La corrida, patrimoine culturel immatériel de la France. À chaque mot, ça coince. Patrimoine ? culture ?? immatériel ??? (France ? … bon, la honte et la rage des horreurs qui se font au nom de la France, ça devient un sentiment trop courant, par les temps qui courent).


Mes passions culturelles ne me classent pas au rang des aficionados.
Et heureusement, nous sommes nombreux dans ce cas-là.
Assez nombreux pour pouvoir contester massivement ce coup d’Etat culturel qu’on nous fit là.
Assez nombreux aussi, espérons-le, à nous souvenir que la corrida comme ‘patrimoine français’ tient de l’invention, une construction qui prend racine dans les mouvements du XIXe siècle (lutte méridionale contre le pouvoir centralisateur républicain, implantations illégales jusqu’à la reconnaissance officielle de 1951 – qui, rappelons au passage, ne vaut que pour les régions où « une tradition locale ininterrompue peut être invoquée », déjà une sacrée bêtise à l’époque). Pour approfondir l’histoire de la corrida, deux liens piochés sur le site de la CRAC : l’Histoire de la corrida en Europe, par Elisabeth Hardouin-Fugier, dont voici le compte-rendu (en pdf), déjà bien parlant, riche d’infos, réflexions, déconstructions de mensonges ou de positions esthétiques ; et l’article d’Eric Baratay, « Comment se construit un mythe : la Corrida en France au XXe siècle », en ligne sur Gallica. Pour la tradition, donc, on repassera ; ou, comme le dit Jean-Baptise Jeangène Vilmer à propos des « Sophismes de la corrida » (je souligne) :
Tout est dit dans la loi. La corrida est en France une exception juridique, une exception à l’interdiction de pratiquer des « sévices graves ou actes de cruauté envers les animaux » (art. 521 du Code pénal). Elle est donc, de fait, reconnue par le législateur lui-même comme un sévice grave ou un acte de cruauté, mais qui, à la différence des autres, n’est pas puni. Pourquoi cette impunité ? Parce qu’elle a lieu là où « une tradition locale ininterrompue peut être invoquée ». Voilà donc une pratique punie à Brest, au nom de la sensibilité de l’animal, mais permise à Nîmes, malgré la sensibilité de l’animal. Cette aberration est fondée sur l’appel à la tradition, qui est un sophisme connu depuis 2000 ans sous le nom d’argumentum ad antiquitam. L’excision est également un rite millénaire, une pratique culturelle, une tradition profondément ancrée. Pourtant, le même législateur l’interdit et fustige ce relativisme culturel, qu’il invoque au contraire quand il s’agit de protéger le « patrimoine » national, dans le cas de la corrida comme dans celui du foie gras. Ce n’est pas parce que l’on fait quelque chose depuis longtemps au même endroit que l’on a raison de le faire. Tous les progrès sociaux ont eu lieu contre les traditions, de l’abolition de l’esclavage au droit de vote des femmes. La tradition en elle-même explique mais ne justifie rien.
Et on en vient à l’essentiel : face à la barbarie, la tradition ne tient pas, ne vaut rien. Personne aujourd’hui ne vient pleurer la disparition des combats d’animaux dans les arènes romaines, c’te grande tradition antique. Le Sud américain ne réclame pas le retour de l’esclavage et de la ségrégation au nom de ses anciennes traditions racistes. Elle serait belle, tiens, l’humanité, si elle n’avait abandonné au cours de son évolution, par un processus de sélection éthique, certains sanglants éléments de patrimoine.
Allez, la parole à Armand Farrachi, dans sa Lettre à M. Mitterrand, qui dit bien tout cela, et claque au vent comme un beau drapeau abolitionniste :
Monsieur le ministre,
Vous venez d’inscrire la corrida au patrimoine immatériel de la France, « comme la tarte Tatin », précisez-vous avec humour. Merci pour cette action courageuse, urgente et désintéressée qui, grâce aux jeux du cirque, rapproche la France du président Sarkozy de la Rome impériale. Il fallait oser affirmer que la torture des animaux appartient désormais à la culture française autant que le supplice des cent morceaux à la culture chinoise, et pour faire du plaisir de quelques-uns l’héritage de tous. Bravo.
Lettre à lire intégralement par ici, doncet à compléter, parce que décidément la parole de Farrachi est belle et bonne, par son article « Pitié pour les animaux » sur le site du Monde diplomatique. Où il répond à cet argument dont on nous rabat bien trop les oreilles dès qu’il est question de combat pour les droits des animaux (souvent dans la bouche d’un énervé qui n’a nullement l’envie de se bouger les fesses, et qui, culpabilisant tout de même vaguement, se découvre alors un intérêt soudain pour l’Afrique affamée, Afrique pour laquelle il ne fera pas grand’chose non plus, vu que de toute façon on n’y peut rien, c’est la vie ma pauv’ dame) :
Notre compassion est-elle si limitée qu’il faille établir des hiérarchies subjectives entre ceux qui méritent d’être sauvés en premier lieu, puis en second, puis plus du tout ? Faudra-t-il attendre qu’il n’y ait plus un seul Européen dans le malheur avant de se soucier des Africains, ou que tous les humains soient comblés pour s’occuper des animaux ? A quel odieux « choix de Sophie » serions-nous alors sans cesse confrontés ?
Claude Lévi-Strauss a écrit : « L’homme occidental ne peut-il comprendre qu’en s’arrogeant le droit de séparer radicalement l’humanité de l’animalité, en accordant à l’une tout ce qu’il retirait à l’autre, il ouvrait un cycle maudit, et que la même frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes d’autres hommes, à revendiquer au profit de minorités toujours plus restreintes le privilège d’un humanisme corrompu aussitôt que né pour avoir emprunté à l’amour-propre son principe et sa notion ? (…) L’unique espoir pour chacun d’entre nous de n’être pas traité en bête par ses semblables est que tous ses semblables, lui le premier, s’éprouvent immédiatement comme des êtres souffrants. »
Autant dire que je signe des quatre pattes, et de toute ma fibre d’empathe.

Alors quoi, c'est fait, on n'y peut rien ? Ben si, on peut. L'alea n'est pas jacta. Cette inscription de la corrida au patrimoine culturel, qu'on nous colla sur le dos sans sommation, est réversible.
On peut écrire, au ministre, à nos représentants, partout. Porter son nom sur les différentes pétitions qui ont fleuri comme un printemps militant, porter son appui aux propositions de loi abolitionnistes qui percent présentement, au nom du refus de la cruauté, à l'Assemblée comme au Sénat.
On peut aller consulter le site de Patrimoine Corrida, où s'organise la résistance, avec coalition d'associations, pétition, manifestation à l'horizon.
On peut soutenir l'action de Minotaure Films, une assoc' militant pour la cause animale via la production et la réalisation de films, notamment contre la corrida – spots publicitaires featuring Renaud, ou encore ça, A Two-Hour Killing :

(L’intégralité de leurs vidéos est en ligne là ; plus, par ici, une intéressante interview du réalisateur, Jérôme Lescure, via l’association Animaux en péril, où il revient sur ses engagements via le cinéma, la désobéissance civile, les droits de l'animal, la corrida, ...)
On peut aussi (bien sûr) écouter, répercuter, renforcer de sa voix et de son message le ci-résonnant « Non » des auteurs et artistes à la corrida.
On peut plein de choses, en fait (et la présente liste ne se veut pas exhaustive, loin de là). En piste, apasionados ! et puissiez-vous, puissions-nous tous, danser dans la beauté, non dans le sang versé.

Hélène Pedot
Illustration (c) Bebb pour le site ActuAnimaux, reproduite avec autorisation de l'artiste et insert de la vidéo avec autorisation de Jérôme Lescure.

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