jeudi 5 mai 2011

D'Or et de sang



illustration : Jijicé

D’or et de sang.
Le blanc de la poussière de l’arène. L’écarlate que l’on agite devant mes yeux.
Et tout autour, les encouragements, les hurlements d’excitation, auxquels font écho les efflorescences de sueur et de musc. La transpiration des hommes. L’odeur forte, puissante, des chevaux. De ma propre suée, aussi. L’écume ruisselle sur mes flancs d’ébène, les maculant de nuées blêmes. De purpurines rigoles viennent s’y mêler, créant une mousse rosâtre qui, je le devine, décuple l’exaltation des spectateurs. Et renforce mon adversaire dans sa fallacieuse suffisance. Il est le mâle. La quintessence de la virilité. Du courage. Mélange en son être la force du toro et l’intelligence de l’homme. Et je représente son ultime défi. Le dernier obstacle avant sa consécration.
Lui, Fernando Gomez, El Demador[1] – le plus grand torero de son temps.
Moi, que le peuple d’Espagne a nommé Espirito negro.
 Le spectre noir. Le spectre de la mort.
N’ai-je pas empalé sur mes lances ivoirines sept arrogants matadors, déjà ?
Les picadors s’avancent vers moi, prêts une fois encore à transpercer mes chairs ; prêts à risquer la vie de leurs montures pour permettre à l’orgueilleux toréador de vaincre.
Dédaigneux, El Demador leur fait signe de reculer, de nous abandonner la place.
Et ses yeux croisent les miens.
Le duel peut commencer.
Lentement, il déploie l’amarante étole le long de son bras ; la fait onduler, langoureuse danseuse chimérique ; la fait claquer, sèchement, dans l’air alourdi de chaleur.
Je gronde. Gratte le sol de mon sabot. Sens une inexplicable colère monter – comme si la seule vue de ce petit pan de tissu couleur de sang suffisait à éveiller en mon sein une fureur bestiale et terrifiante. La poussière, blanche, pailletée par les rayons du soleil de myriades de particules flavescentes, se soulève en volutes devant moi.
La foule crie. S’impatiente.
El Demador, cambré à l’extrême, virevolte dans ma direction. Frappe des talons.
« Toro ! Toro ! »
Très bien.
Sans prévenir, je charge. Passe sous la sanglante bannière. Assez lentement pour percevoir les effluves fortes et moites, un peu poivrées, que dégage le torero. Il esquive d’un élégant pas de côté. Me provoque de nouveau. M’attire, en un cercle toujours plus étroit, au plus près de lui.
A chaque mouvement, je sens tout mon corps - chair, muscles et peau - vibrer, frémir au tempo sourd des battements de mon cœur.
Une autre volte.
Cette fois, je m’éloigne. M’arrête – tout près des gradins. Une femme me lance une rose. Rouge, bien sûr.
Eclatante.
El Demador a vu. Une brève grimace de rage déforme ses traits acérés. Il se reprend rapidement. Comment pourrait-il être jaloux ? Je ne suis qu’un taureau – et lui, c’est un homme. Il n’empêche que le transport de mon admiratrice anonyme ne lui a pas plu. Il veut en finir. En finir au plus vite. S’élever jusqu’au firmament. Être adoré, reconnu de tous – le matador qui a vaincu Espirito Negro. Le seul qui a pu terrasser la Bête.
« Toro ! Toro ! Toro ! »
Je secoue la tête. Entre dans la danse complexe qu’il croit m’imposer. M’élance, sous les cris enthousiastes des spectateurs, ivres déjà de sang et de fureur. Il m’évite. Tourbillonne. Tire en une argentine arabesque sa lame acérée. L’enveloppe d’un geste élégant dans sa cape. Fatale bailadora, l’alizarine étoffe ondoie à ses côtés, se mouvant au rythme d’une guittarra invisible. Volte.
Je le laisse s’échapper.
Me tourner insolemment le dos.
Me guider encore et encore jusqu’au moment fatal où la pointe de sa rapière transpercera mon échine, teintant de pourpre le sable blond de la piste.
Autour de nous, ce ne sont que clameurs.
Hurlements.
Applaudissements brûlants – à chaque fois que l’un de nous frôle la mort.

Enfin, il cesse sa tourbillonnante sarabande. Recule de quelques pas. Salue.
Tous se taisent. Comprennent qu’il s’apprête à porter l’estocade.
Je halète. Mes flancs sont luisants de sueur. Mon museau, mes cuisses, mon ventre sont couverts d’une écume rougie.
Très bien, toréador. Finissons-en.
Il est temps, pour toi, de périr.
Il a assisté à toutes les corridas auxquelles j’ai participé ; il a étudié ma façon de me déplacer. Mes assauts. Mes échappées. Mes ruses. Cela se sent dans sa façon de se mouvoir, dans la grâce fluide de ses gestes. Il m’amènera ainsi – premier coup ! – à m’agenouiller, trompé par ma propre feinte, devant sa puissance. Puis infligera la blessure mortelle au monstre ensanglanté qui, durant trop longtemps, a régné dans l’arène.
Impertinente invitation, la muleta s’agite devant mes yeux, troublant brièvement ma résolution. Une vague furieuse naît au plus profond de mes entrailles – je l’étouffe aussitôt, transforme cette énergie sauvage en détermination féroce.
Je charge. El Demador attend, immobile et fier, certain que je ralentirai pour perforer son aine d’un coup de tête. Il prépare sa lame, prêt à me percer le poitrail.
Un instant.
Je n’ai qu’un instant pour tromper son instinct.
Au dernier moment, j’accélère. Le cueille entre mes deux cornes. Le plaque violemment sur le sol. L’emprisonne. Et son épée retombe, dans un silence absolu, sur le sable.
 Je recule, enfin.
Patiente.
Lentement, péniblement, il se redresse.
A quatre pattes, d’abord.
Puis à genoux.
Son regard croise une nouvelle fois le mien.
Mon œil est noir. Ses profondeurs, insondables. Il s’y perd, s’y noie peu à peu, abandonnant derrière lui tous les oripeaux dont il s’est drapé jusqu’à présent. L’habit rutilant de son arrogance. L’espadon étincelant de sa virilité. La cape écarlate de sa puissance. Nu, dépouillé de toute fierté, de toute dignité, il continue d’avancer, toujours plus loin, dans les abysses. Et chacun de ses pas le rapproche un peu plus de la mort.
Enfin.
Enfin, il comprend.
Qui j’étais. Qui je suis.
D’abondantes larmes, encore invisibles pour les spectateurs éberlués, coulent de ses yeux écarquillés lorsque je porte l’estocade. Comme une poupée de chiffon, il s’élève au-dessus de moi, tournoie quelques secondes dans les airs, s’écrase bruyamment - face contre terre.
D’or et de sang.
Singulières couleurs.
Douloureux souvenirs.
Sa voix. Sa tranquille assurance, ce jour-là, lorsqu’il m’aidait à nouer le ruban mordoré de ma ceinture. A ajuster le fourreau de mon épée. « Tu l’emporteras, petit frère. Comme toujours. »
Comme toujours. Il avait raison, bien sûr. Comment aurait-il pu en être autrement ? N’étais-je pas El Niño ? Le jeune prodige ? L’enfant chéri de l’arène ?
D’or et de sang.
Comme aujourd’hui.
Le soleil était haut dans un ciel uniformément bleu. Des particules de poussière étincelaient, presque aveuglantes, sur la piste. L’animal, énorme, massif, d’un noir de suie, avait déjà terrassé deux matadors.
Avec une grâce telle qu’on lui avait laissé la vie.
Fernando m’avait persuadé de relever le défi. J’avais accepté, le cœur battant.
Présomptueux ? Certes non. Orgueilleux. Noble. Mais je savais ce que je faisais. Je savais ce que je risquais. Et il devint bientôt évident, pour tous, que je menais la mortelle danse qui nous faisaient virevolter, le taureau et moi, au son d’une musique que nous étions seuls à entendre.
D’or et de sang.
La bête haletante, l’ébène de son corps maculé.
Un instant suspendu. Un fragment d’éternité.
L'impossibilité de libérer ma lame de sa gaine.
Le choc brutal. La douleur. L'effroi de l’imminence de la mort. L’horreur de savoir que mon frère en était la cause.
D’or et de sang.
L’ichor écarlate imbibant le sable sous mon corps.
Mes prunelles rivées à l’œil énigmatique du toro.
La flamme flamboyante d’une vie nouvelle embrasant mon âme avide de vengeance.

Et tandis que les clameurs de la foule, encore incrédule, célèbrent Espirito Negro, l’incroyable victoire du toro sur l’humain et réclament en hurlant sa grâce, je contemple les sanglants sillons qui, lentement, s’épanouissent sous le cadavre d’El Demador, teintant de rouge le sable de l’arène.

Charlotte Bousquet


[1] Le dresseur

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